Actualité Maroc: Repousser le désert - La ville en train d'avaler son fleuve

Posté par: Visiteursur 11-08-2007 21:58:50 3685 lectures Les déserts ne cessent de grignoter l'Afrique, brûlant tout sur leur passage et transformant radicalement la vie des humains. Mais la conscience de l'urgence d'agir contre l'avancée des sables ne cesse de monter parmi les populations. Notre collaboratrice Monique Durand s'est rendue dans trois pays africains en bordure du Sahara: au Mali, au Sénégal, au Maroc. Elle s'est intéressée, en particulier, à la lutte quotidienne des femmes pour freiner la course du monstre saharien. Voici le premier de trois articles.

Le matin rouge et or monte à l'assaut d'Agadir et la mer émerge en une ceinture bleuâtre. Départ vers le village de Tioute, à une quarantaine de kilomètres plus à l'est.


Laissons derrière nous les palaces du bord de mer, les night clubs, Fouquet's, piscines et autres tennis de cette Cannes du Maroc conçue pour éviter tout choc culturel trop intense aux Occidentaux et sortie tout droit d'un cauchemar. Le 29 février 1960, vers minuit, Agadir fut ensevelie en quelques secondes par un tremblement de terre qui tua près de 15,000 habitants dans leur sommeil.

La ville nouvelle fut érigée avec pour vocation de devenir cette station balnéaire africaine où déambulent aujourd'hui les vacanciers rougeauds sur les riches avenues qui longent l'Atlantique. Des avenues hérissées de barrages policiers « pour traquer les barbus », me dit Hassan, mon guide et traducteur. «C'est notre sécurité, c'est normal», ajoute-t-il. La police marocaine est sur les dents depuis les attentats de Madrid et, plus récemment, ceux de Casablanca perpétrés par les jeunes islamistes des bidonvilles. Elle arrête et fouille tous ceux qui, de près ou de loin, éveillent des soupçons. Mais pas Hassan qui, à 29 ans, se définit comme «un garçon moderne» et se fie au roi Mohammed VI pour lui assurer bonheur et tranquillité. Il n'ira pas voter d'ailleurs aux élections législatives prévues en septembre. «C'est le roi qui fait tout. Alors pas besoin de voter.»

Cap, donc, sur Tioute où nous attendent les femmes d'une coopérative d'extraction d'huile d'argane. Le contraste est saisissant entre la zone touristique d'Agadir, arrosée d'océan, d'eau en bouteilles et de vins fins, et la zone sahélienne, transition vers le désert, dans laquelle nous nous retrouvons aussitôt franchies les limites de la ville. Ici, dans ce Maroc du sud, la pluie est rare, moins de 200 mm par année. Et les habitants, en situation de « stress hydrique » comme disent les spécialistes, c'est-à-dire en pénurie d'eau chronique. Nous roulons dans une savane où seuls les arganiers, ces arbres fameux qui n'existent qu'au Maroc et au Mexique, arrivent encore à pousser. Le jour est maintenant complètement allumé. Le soleil darde. Nous naviguons dans une sorte de beauté nue. Notre route semble à parfaite équidistance entre les montagnes du Haut Atlas, au nord, et celles de l'Anti Atlas, au sud, dont certains sommets sont coiffés de neige. Étonnant de voir ce blanc neigeux alors que nous défilons dans ce qui devient de plus en plus, au fur et à mesure que nous progressons, une fournaise.

Depuis quelques décennies, le Maroc a détruit des milliers d'hectares de ses arganeraies pour se livrer à la culture maraîchère intensive, au coeur de laquelle se trouve sa célèbre clémentine. À vol d'oiseau, on voit l'aridité qui domine tout le paysage, que troublent seulement une constellation de clémentiniers alignés en rangs bien droits et ces immenses serres blanches qui abritent les fraises et les bananes qui inonderont les marchés européens.

Avec l'éradication progressive des arganeraies sont disparus ou disparaîtront bientôt, si rien n'est fait, les derniers remparts contre le désert. Car l'arganier, doté de longues racines, va chercher l'eau dans les profondeurs où elle se cache, fixant ainsi la terre et freinant la course du sable. Sans ces minces gendarmes ligneux, le désert peut s'engouffrer sans plus d'obstacles. «Il faut urgemment revenir à l'arganier et aux espèces qui s'accordent à notre terroir, comme les palmiers-dattiers et les cactus producteurs des figues de Barbarie.», m'avait dit Zoubida Charrouf, professeure de chimie à la Faculté des sciences de l'Université de Rabat et instigatrice du projet Targanine qui regroupe des coopératives de femmes qui extraient l'huile des amandes de l'arganier et reboisent les forêts de l'arbre précieux.

Passé la cité de Taroudant, où Jacques Chirac aimait à passer les fêtes de fin d'année, nous voici engagés sur une petite route étroite et cahotante. Tioute est à deux pas, sorte de bout du monde de sable et de poussière. Bout du monde? Un car est arrêté là, et un flot de touristes japonais se précipitent sur un arganier rempli de chèvres noires qui mangent les fruits de l'arbre. Étrange arbre de Noël aux boules à cornes et à barbiche. Nous arrivons à la coopérative. Marjis, la directrice, nous entraîne dans la salle de concassage. Ce matin-là, une trentaine de femmes, assises par terre en un grand cercle et sous deux immenses photos du roi Mohammed VI, broient les fruits de l'arganier dont la coque contient deux amandes. Le bout du monde, il est ici et maintenant, dans cette pièce exigüe, noire et humide où l'on entend le craquement des coques contre les pierres. Et les rires étouffés des concasseuses, sous leur foulard berbère aux couleurs vives.

Les coopératives Targanine, dont la première a été créée en 1996, sont au nombre de 15. En sont membres des centaines de femmes désireuses d'améliorer leurs revenus en haussant la qualité de leur production d'huile d'argane, une activité féminine traditionnelle dans ces régions arides. Ces femmes n'ont en général jamais fréquenté l'école et sont souvent le gagne-pain de leur famille. «Ce sont les Québécois qui, les premiers, ont cru à notre projet», raconte la professeure Charrouf qui a associé l'Université de Montréal à ses recherches sur l'arganier. C'est Oxfam-Québec qui parraine le projet depuis ses tout débuts. Le Centre canadien de Recherches pour le Développement international (CRDI) est aussi partenaire. Dans ces coopératives, le moulin à moudre est remplacé par des presses mécaniques qui allègent le travail des femmes. On y produit des huiles aux vertus médicinales et culinaires et d'autres à usages cosmétiques. Avant les coopératives, les concasseuses touchaient à peine 100 dirhams (15$CAN) par mois avec cette activité. Depuis leur constitution en coopératives, elles touchent parfois jusqu'à 1,200 dirhams (180$CAN).

Et l'huile d'argane commence à faire... tache d'huile! Et gagne tout doucement ses galons et sa renommée dans le monde entier. La professeure Charrouf rêve que cet élixir rare soit un jour prochain labellisé, un peu sous le mode des AOC. «Qu'il soit reconnu fleuron du Maroc aux côtés de nos clémentines, de l'huile d'olive et du safran», renchérit-elle.L'autre mission essentielle que se sont données ces coopératives est de favoriser le reboisement de l'arganeraie pour lutter contre la désertification. Les femmes des coopératives plantent chaque année des milliers d'arganiers, tandis que se multiplient à un rythme exponentiel les plants dans les pépinières des services publics. Les surfaces reboisées ont été multipliées par 35 ces dix dernières années avec les coopératives de femmes!

La déforestation est la première cause de la désertification en Afrique. Partout sur le continent, les forêts sont abattues pour cultiver ou pour cueillir le bois à des fins domestiques. Au Maroc, les cultures à grande échelle sont en train d'avoir raison des derniers bastions forestiers. Tout y est passé : les arganiers, les chênes-liège, les thuyas, les cèdres et les palmiers-dattiers! 30,000 hectares de forêt, sur les 9 millions recensés dans le royaume, disparaissent tous les ans. La totalité ou presque du territoire marocain est affectée, à des degrés divers, par le phénomène. Et les oasis, dont l'existence est directement liée à celle de leur palmeraie, sont toutes en train de s'éteindre. En un siècle, les palmeraies pour l'ensemble du Maroc ont perdu plus des trois quarts de leur surface!

Retour chez nos concasseuses où se poursuit le cliquetis des coques. Elles déposent les amandes, une à une, dans une grande corbeille tressée. Il faudra à Tamou, 37 ans, presque trois jours de ce travail ardu et fastidieux, qui fait mal aux doigts et au dos, pour produire 1 litre d'huile. Depuis qu'elle travaille à la coop, elle a pu s'offrir un téléphone portable et aider son frère à acheter du sucre et du savon. «Et elle a pris du poids!», lancent quelques-unes de ses consoeurs en rigolant.

Les championnes arrivent à broyer 35 kilos d'amandes d'arganiers par mois. Mais Tamou, elle, ne souhaite pas battre de records. Elle concasse 20 kilos par mois, et parfois seulement 15. Elle concasse machinalement. Et des fois la machine est lente. Zara, assise à côté, a pu acheter une télé à ses enfants avec ses revenus de la coop. « Ma vie est plus belle qu'avant », fait-elle simplement. Zara ne connaît pas son âge, elle n'est jamais allée chercher son acte de naissance. Trop compliqué, trop loin.

Les campagnes marocaines demeurent isolées, pauvres et analphabètes. Souvent sans eau ni électricité. Cela peut expliquer pourquoi le Maroc traîne, encore aujourd'hui, au 125ième rang mondial pour le développement humain. Et au 124ième rang pour le PIB.

Nous rentrons à Agadir dans un paysage d'ocre et de blanc. Sur une colline, voyons trois mots écrits en lettres immenses faites de haies taillées: Dieu, le roi, le peuple.

Avons laissé Tamou et Zara à leur antre sombre, au milieu des coques qu'en cette heure avancée de la journée, elles concassent encore. Un soir lunaire descend sur les arganiers. Ces arbres-là, l'air de rien, protégerons Tamou et Zara contre le monstre. Devant le désert qui casse tout, l'arganier plie mais ne rompt point.

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Source : Le Devoir